Quelques années après la chute du mur de Berlin, un philosophe américain avait acquis une petite notoriété en affirmant que nous avions atteint la « fin de l’Histoire ». Avec l’effondrement du bloc de l’Est, tous les peuples allaient connaître la forme supérieure – et définitive – de l’organisation politique et sociale, la démocratie libérale, et son indispensable corollaire, l’économie de marché. Il s’en suivrait nécessairement une paix perpétuelle, où le tragique de l’existence humaine laisserait enfin la place aux joies du commerce planétaire et de la consommation généralisée.
Trente ans plus tard, l’optimisme béat d’une telle prophétie aurait pu prêter à sourire s’il n’était pas venu se fracasser sur un stupéfiant retour du tragique, qui atteint désormais toutes les dimensions de notre existence, et interroge jusqu’à la survie de notre espèce. Nous avons pu vérifier, de la plus cuisante des façons, que l’Histoire était loin d’être terminée. On s’épargnera ici la litanie des catastrophes – environnementales, sanitaires, géopolitiques ou économiques – qui nous frappent ou nous menacent. Elles saturent désormais notre espace sensible, alimentant nos angoisses et nos découragements.
Dans ce paysage de tempête, on peut parfois se demander s’il n’y a pas un peu d’inconséquence à consacrer tout son temps et toute son énergie à l’art du théâtre, aux simulacres de la scène, aux histoires pour de faux. Nos récits, nos poèmes et nos chants sont-ils vraiment de saison ? À quoi peuvent-ils bien servir dans ces temps de désolation ?
On pourrait être tenté de s’en tirer à bon compte, en prétendant par exemple que notre art est « résistant », que nos spectacles sont « politiques », que notre théâtre est « combattant ». C’est un alibi commode, qui rassure peut-être quelques belles âmes, toujours promptes à se situer dans le camp de la vertu. Mais cet alibi n’est-il pas franchement obscène, face aux souffrances réelles de celles et ceux qui se battent pour de vrai, dans les ruines de leurs villes face à l’horreur de la guerre, dans les luttes ou dans les grèves face à l’horreur économique et climatique, dans les mobilisations de rue face aux violences et aux discriminations ? Le théâtre et ses artistes devraient savoir rester prudents, surtout dans les temps troublés, et ne pas trop se payer de mots.
Que reste-t-il alors à notre art forain ? Risquons une hypothèse. Ce qui nous reste, peut-être, c’est une tâche humble et profonde : divertir.
Il est entendu que le divertissement a mauvaise presse, qu’il est honni par les philosophes mélancoliques mais aussi par bon nombre d’artistes, qui refuseraient de tomber si bas. Le divertissement porte en lui quelque chose d’insupportablement léger, une forme d’inconséquence face au monde. Il est l’apanage des gens sans importance, des ignorants ou des cyniques. Il évoque les plaisirs faciles du mauvais goût mercantile, il est suspecté, toujours, d’être un abrutissement.
Mais c’est une condamnation facile, qui finit par fatiguer à force d’être ressassée. Bertolt Brecht lui-même, qu’on ne peut guère accuser d’inconséquence, disait déjà que le but premier du théâtre est de divertir, et que s’il peut se passer de toute autre justification, il a besoin de celle-là, absolument. Car divertir, étymologiquement, c’est détourner. Et cela ne veut pas dire nécessairement détourner le regard, et refuser de voir le monde en face, ou se boucher les oreilles, ou chercher à oublier la réalité tragique de notre condition.
Cela veut dire, au sens propre, inventer des détours. Tracer de nouveaux chemins, chercher d’autres récits, d’autres manières de voir et de faire des mondes. Le divertissement désigne moins nos dénis et nos oublis que notre capacité à bifurquer, à imaginer, à rêver, à augmenter le réel du poids de nos fictions pour inventer d’autres possibles. C’est une tâche exigeante, et délicate, si bien que l’on comprend mal qu’elle répugne tant à certains.
Et si le beau mot de divertissement est porteur de légèreté, tant mieux, cela sera notre force : car il indique ainsi la possibilité intacte du rire et de la joie, le maintien de l’espérance, la vie qui insiste, malgré tout, au milieu du désastre.
C’est pourquoi, cette saison encore, cette saison particulièrement, nous mettrons tout notre temps et toute notre énergie au service du divertissement.
Bienvenue à La Comédie.
Benoît Lambert
metteur en scène, directeur
Sophie Chesne
directrice adjointe